Histoires de l'ordinaire

Chapitre débuté par L'étranger

Chapitre concerne :

Ce texte vaut une bière !
Le goût des autres

C'était une nuit d'été dans la pampa, chaude et claire, sans autre voie que celle du remou létargique de l'océan et de la chasse éffreinée des moustiques. Le faisceau de la lune basse donnait vie à une fresque rampante d'ombres biscornues à travers les reliefs et les ruines, et son reflet dans l'eau presque stagnante traversait le bunker côtier de part en part. Au plafond de ce dernier coulait doucement des lignes mouvantes d'un vert-bleu délavé, beaux oiseaux de lumière lunaire et d'aqueux gracieux, s'effaçant progressivement à mesure qu'elles passaient au centre de la pièce, où un feu de camp pointait son doigt scintillant et insensible à la beauté éphémère de cette fortuite rencontre entre un satellite brillant de soleil et une grande bassine d'eau morte.
Au milieu du béton, autour des flammes, se déroulait le dernier acte d'une autre rencontre fortuite, car dans ce bunker abandonné sur sa côte toute aussi abandonnée, deux co-randonneurs avaient fait halte.

L'homme qui se tenait assis près du feu mangeait avec l'air absent un morceau de viande : il se remémorait les quelques derniers mois. Les souterrains disparaissaient progressivement de sa mémoire, comme éscompté. Ces souvenirs sombres et clostrophobiques dont il avait fait voeu de se débarasser à peine arrivé à l'air libre. Il savait bien sûr, pour l'angoisse permanente, pour l'opportunisme désabusé et même pour le meurtre de sang froid, même si le spectaculaire s'était organisé à des fins pédagogiques : la jeune femme qu'il avait ramassé devait apprendre si elle voulait survivre. Il se souvenait bien sûr de sa rencontre avec Betty, dans ces circonstances, et de l'assurance-vie qu'elle lui avait offerte sans doute un peu malgré elle. Mais les contours de tout celà se flouttaient irrémédiablement, et leur chronologie même était déjà incertaine.
Après les premières lueurs du soleil, tout était bien plus ordonné dans sa tête. En arrachant une bouchée de barbaque à son morceau, il se souvient : comment il avait été surpris par la relative beauté de la jeune femme, et ce qu'il s'était dit à cet instant : qu'elle avait de la chance d'être tombé sur lui, au final, que s'il n'était pas toujours très drôle, lui au moins n'essairait pas de la violer au fin fond du monde avec la lune pour seule témoin, avant de l'égorger pour la laisser crever doucement dans la solitude glaciale de la nuit. Oui, le monde traversait une phase chaotique emplie de dangers et de liberté. Lui était armé pour ça, et il lui fallait transmettre à Betty suffisamment pour qu'elle puisse s'en sortir seule le cas échéant. Il ne se sentait nul besoin au delà de cet humble service de devenir son mac ou son papa. Elle lui était déjà utile à transporter l'importante quantité de vivres ramassée dans les souterrains.
Les jours et les semaines avaient défilé vite le temps de quitter l'île du pendu, comme il l'avait nommé sur sa carte en raison de la vielle autoroute qui semblait étrangler le volcan, puis de traverser la mer de sable dans une lenteur de racine d'arbre. Betty continuait de se laisser guider par l'homme sans trop d'interrogations, sans trop prendre d'initiatives non-plus, remettant l'entiereté de son destin entre les mains fines et agiles d'un étranger dont elle ne connaissait pas grand chose de plus que ce qu'il lui avait donné à voir : une détermination sans faille, une volonté sans bornes. Il était bien loin sans doute du héros mythologique dont elle rêvait peut-être : un beau jeune homme ténébreux sentant le sable chaud qui lui servirait de la soupe bonnieandclydienne en la baisant doucement comme s'il était amoureux d'elle.
Il lui semblait détecter, parfois, une légère tendance chez elle à vouloir le faire rentrer dans cette case, malgré tout, malgré elle peut-être même, comme si dans sa tête, elle avait déjà conçu et accepté l'idée qu'il lui faudrait vendre son cul pour survivre, alors, autant que ce soit avec un type qui lui laisse croire un petit peu qu'elle n'est pas contrainte, qu'elle est libre de se donner à lui, quitte à faire semblant de ne pas voir ses lubies dominatrices de petit garçon. Une partie de lui, dans le fond de son coeur, se révoltait en silence des projections de la jeune femme.
Il y a de cela trois jours, l'homme avait repéré un bunker isolé à l'horizon, alors que tous les deux continuaient leur route, dans une routine s'établissant lentement : lui, lui filant des tuyaux à mesure qu'ils avançaient, des comportements à adopter en cas de rencontre, essayant de faire naître en elle la méfiance du vaste monde et de ses tourments nécessaire à sa survie ; et elle, se contentant de s'en remettre à lui, comme une michtonneuse, jusqu'à avoir de douteux jeux de séduction, comme aujourd'hui, où elle l'avait invité à se baigner dans la mer avec elle. Depuis quelques jours, il sombrait la nuit dans de sombres paranoïas sur la prétendue candeure de ce compagnon, et l'idée selon laquelle Betty était plus maline que ce qu'elle prétendait être s'instillait en lui. Dans les profondeurs les plus abyssales de cette folie indomptable, il lui prêter des rôles dans d'étranges complots visant à mettre la main sur ses réserves d'eau et sur la chaire de son squelette. Il ne supportait pas que ces instincts de proie s'emparent ainsi à nouveau de lui, et depuis qu'il avait trouvé dans le bunker de quoi passer pour un aristo dans ce monde de merde rempli de clodos de merde comme lui, une boule s'était noué au fond des intestins, l'empêchant même d'aller chier.

Aussi aujourd'hui, l'étranger avait pris la décision que leurs chemins devaient dorénavant se séparer, et il lui avait fait savoir. Il restait silencieux pour leur dernier repas ensemble, à la lueur des flammes et de la lune, regardant à peine Betty, dont le mollet continuait de cuire doucement au dessus du feu, le corps nu, encore humide de la baignade, dont les jambes étaient grossièrement depecées, à quelques mètres de là.