L'odyssée d'un odieux nautonier

Chapitre débuté par Le J.

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Le butin du Mutin

Le skiff filait à toute allure dans un vrombissement assourdissant. Il avait été délesté de son spi de nombreuses années auparavant, on lui avait calé un moteur surdimensionné au cul, et il restait amarré la plupart du temps à l'arrière du yacht. Il ne sortait que pour des occasions telles que celle-ci : avec à son bord un groupe armé jusqu'aux dents filant vers des objectifs militaires. Une jeune femme, la trentaine, brandissait une kalashnikov à l'avant de l'embarcation en youyoutant de toute ses forces, pour donner le courage dont elle débordait à ses camarades. La stridence de son cri ajoutait une note aigu à ce vacarme de grave que personne n'entendait. Ce cri, il était leur boussole au milieu des turpitudes de l'existence et du brouhaha de leur lutte. On passa une langue de terre à tribord et tout le monde put enfin apercevoir le gargantuesque tanker stationné à quelques kilomètres de la côte. Le moteur monta encore dans les tours, boosté par un gaillard pas bien vieux non plus qui tenait la barre d'une main avec un air profondément concentré, l'autre s'aggripant à un canon scié comme un mourrant à la vie.

Ils avaient repéré l'immense bâtiment quelques semaines plus tôt. Les spéculations sur ce qu'il pouvait contenir avaient rythmé le quotidien de l'armada depuis. On avait mis au mouillage le yacht et les deux catamarans, à l'abri des regards, dans une crique au sud de l'île, et alors que certains s'affairait à faire le plein de nourriture dans la forêt avoisinante, la cellule stratégique s'était confiné dans la grande salle du Mutin, petit nom donné au navire une décennie plus tôt quand les anciens propriétaires avaient fini en victuaille pour maquereaux. Il y avait eu beaucoup de discussions, de tord-boyaux et de prises de bec : l'opération était pour le moins ambitieuse, certains la qualifièrent même de suicidaire. On avait repéré du mouvement sur le pont depuis les rivages de l'île, et il était difficile d'établir combien de personnes pouvaient être encore à bord. Mais les réserves de gazoil du Mutin s'amoindrissaient de lunes en lunes. Il leur fallait donc envisager la manoeuvre pour continuer cette aventure, cette vie qui était la leur depuis qu'ils l'avaient récupéré à la barbe d'une époque déliquescente et de ses vieux maîtres, cette vie pour laquelle tous n'auraient renoncé pour rien au monde. Les deux catamarans ne suffisaient pas à transporter la cinquantaine de personnes formant leur bataillon, et tout ce qui leur était nécessaire. Mettre la main sur le contenu des cuves du tanker était la seule solution, dussent-ils le payer au prix fort. Ainsi, on avait élaboré un plan pour une équipe de huit personnes, limite de leur embarcation pirate oblige. Et comme toujours, le groupe s'était constitué sur la base du volontariat. Fatma, brillant toujours par sa détermination et sa témérité, s'était imposé sans surprise comme la coordinatrice de cette séquence. Yuri, Loco, Sabrina, Andrew, Zineb, Jean et le J. constituraient le reste de l'équipe.

Arrivés à quelques centaines de mètres du tanker, une détonation lointaine se fit entendre. Une fraction de seconde après, Fatma s'écroula sur Loco et Jean, installés derrière elle. Le visage à moitié arraché, son corps émit quelques borborygmes et elle mourut dans la foulée. Il y eut un court instant de stupéfaction dans le navire, suivi des cris féroces de l'équipage pour conjurer l'effroi. Pour éviter de faciliter le travail des tireurs d'élite, le J. changea légèrement de cap pour arriver en oblique sur le tanker. Déjà Jean s'était saisi du AK-47 de sa camarade tombée pour avoiner vers leurs ennemis, plus par principe que dans un souci d'efficacité. Les douilles volaient dans le bateau, carillon de mort sur les percussions lourdes du destin, et le J, malgré l'épouvantable tension qui reignait à bord, eut l'esprit qui dériva sur ses souvenirs. Il vibrait aux images de Fatma, ivre de rhum et affamée de stupre, venant lui grimper dessus comme une amazone pour le baiser jusqu'à l'os avant de l'abandonner à la sorgue, lui, le petit minot de la bande, avec sa jolie gueule au sourire rieur. Quelle walkyrie elle était. Mais l'adrénaline ne laissait aucune place à l'accablement. La mémoire de ces coups de rein vénérés l'entrainait au contraire vers cette rage guerrière dont tout les coeurs présents s'emplissaient. On verserait des verres au sol quand l'heure du bilan sonnerait. Le skiff avalait glouton la distance les séparant encore du tanker. A son bord surélevé tel un mirador, les détonations se multipliaient et Andrew, à l'arrière du bateau, tomba à la flotte après avoir ramassé une autre bastos. Sabrina mourut alors que le dériveur ralentissait pour l'assaut, quand une boule de pétanque jetée depuis le pont vint lui enfoncer la boite cranienne. Il n'était déjà plus que cinq quand l'abordage commença. Et en amoureux des causes perdues qu'ils étaient, aucun n'eût la moindre pensée à propos d'une éventuelle retraite. Leurs ambitions se soldèrent par un échec cuisant. Aucun des cinq restant ne put atteindre le pont de cette forteresse flottante, et leur corps dégringolèrent les uns après les autres sur le skiff et dans l'océan. Le groupe paramilitaire qui s'y était installé était autrement préparé à la guerre que leur petit groupe de rebelles, malgré toute la détermination dont leur coeur était animé, et malgré toute l'expérience qu'ils avaient acquéri au fil des épreuves.

Le J. aperçut le corps désarticulé du géant Yuri s'affaler dans les airs. Un mécano incroyable, le Yuri. Un coeur d'enfant dans un corps de titan. Un ami parmi les camarades. Une étoile dans les ténèbres. C'est alors qu'il sentit une douleur atroce lui arracher l'épaule. L'explosion du moteur d'hors-bord le propulsa hors de l'embarcation, et il se faufila à grand peine au milieu de la pluie de plomb qui perçait la surface de l'eau. Il nagea jusqu'à la côte grâce à son bras encore fonctionnel, ne remontant que peu à la surface. Il traversa la plage en courant et se cacha à la lisière de la forêt. C'est alors qu'il vit au loin, à quelques milles nautiques derrière le tanker, un patrouilleur s'approchant à vive allure. A une vitesse de quarante noeuds comme ce devait être à peu près le cas, il n'avait aucune chance d'arriver à la crique où le reste de ses camarades croupissait d'appréhension. Tous étaient déjà condamnés.




 
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